Il y a quelques jours, lors d’un workshop que je donnais dans une école de design, j’ai pris le temps de te présenter quelque peu ma façon d’aborder et de pratiquer le design. En présentant certains projets, je disais qu’il est vertueux de rendre ses utilisateurs autonomes et indépendants face à nos projets pour puisqu’ils puissent apprendre, comprendre et s’émanciper du travail que nous, designers, avons réalisé.

En clair : si je crée un outil / service / produit durable et qui permet aux utilisateurs de ne plus dépendre par la suite de l’entreprise qui est derrière – voire – de l’outil / service / produit qui est derrière, je permets à mes utilisateurs d’être indépendants, autonomes et donc de gagner en liberté. Un noble but à mes yeux, même si il est en apparence difficile à atteindre.

Évidemment la première réaction de mes étudiants a été – à juste titre – de me dire que dans le monde dans lequel on vit, c’est totalement l’inverse qu’il faut faire : il faut créer des abonnements, il faut rendre dépendant l’utilisateur, il faut capter ses données constamment pour l’inviter à consommer ou à obtenir de nouvelles fonctionnalités, il faut renouveler sans cesse sa marque ou son produit pour que l’utilisateur (le consommateur en l’occurrence) revienne à la charge. Le but ? Rendre pérenne son business, gagner de l’argent et fidéliser / rendre dépendants nos clients-utilisateurs.

Vous vous en doutez, cette vision violente d’incitation à rendre accro ne me plait pas beaucoup, et les raisons sont simples :

  • L’éthique économique : en tant qu’utilisateur, je n’ai plus le droit à la propriété, je ne suis que locataire et je dépends donc du prix fixé par les entreprises. Si demain un service web indispensable à ma vie (ou à mes projets) triple ses prix, je devrai payer, trouver un nouveau service ou quitter ce service.
  • L’appropriation : rien ne m’appartient donc, je ne peux pas réparer un service ou un outil, je ne peux pas savoir de quoi il est composé (on retrouve cet argument à propos du logiciel libre notamment).
  • La défaillance : un système tiers qui change ses droits d’accès et voilà que je n’ai plus accès à mes e-mails, à mes données, je ne peux plus travailler ni joindre ma famille par exemple. Par exemple, certaines entreprises qui avaient bâti la totalité de leur business sur l’API de Twitter se sont retrouvées en faillite lorsque l’API ne fonctionnait plus. Pire une fois que Twitter ai changé certains accès à son API.
  • La monoculture numérique : en tant que designer, je préfère m’éloigner de la monoculture numérique et créer des outils diverses, indépendants, solides, résilients…

Dans le monde tangible, il y a des produits qui ne s’achètent qu’une seule fois (ou très rarement), j’ai essayé de me souvenir des exemples autour de moi :

  • la table en bois qui se transmet de famille en famille
  • le couteau pliant du tonton qu’il sort à table pendant les repas de famille depuis plus de 30 ans
  • certains livres-ressources qui se gardent toute la vie puisqu’ils sont une source inépuisable d’information
  • la passoire en métal de la grand-mère… Elle s’en sera servie toute sa vie
  • etc.

En conjuguant cela au numérique, j’ai essayé de trouver des exemples de services / outils dont je me sers sans faille depuis toujours et qui ne dépendent absolument pas d’un abonnement ou d’un tiers. J’ai beaucoup cherché mais mis à part le logiciel bloc-note qui est le premier logiciel que j’ai eu entre les mains (même si avant j’étais sous DOS, c’était avant Windows 3.1) et que j’utilise encore tous les jours, je n’en ai pas trouvé vraiment d’autres… Peut-être est-ce votre cas ?

Vers un design numérique qui favorise l’autonomie ?

Bref, pour conclure, j’aurais aimé creuser un peu ce questionnement personnel vis à vis du design en apportant quelques idées en vrac, toujours dans le but de rendre ses utilisateurs indépendants :

  • Ne pas avoir besoin de créer de compte sur l’outil / le service en question
  • Ainsi, ne pas avoir besoin d’être connecté obligatoirement pour utiliser le service ou l’outil
  • Donner à ses utilisateurs l’opportunité de rapatrier le savoir dont le service / l’outil dispose (proposer de télécharger tout en local par exemple)
  • Donner à ses utilisateurs la capacité de reproduire lui-même ce que le designer a créé (dans une certaine mesure)
  • Proposer des versions standalone de ses outils – voire no-install
  • Trouver de nouveaux modèles économiques basés sur cette mécanique (donc, pas forcément sur un abonnement)
  • Mettre en place une politique constante d’open source dans ses projets de design
  • Développer des scénarios utilisateurs en prenant en compte cette notion d’autonomie du service / de l’outil numérique
  • Penser à la « réparabilité » des outils et services que l’on construit

J’imagine qu’il y a encore beaucoup de réponses à trouver comme tout autant de questions que cela soulève mais je voulais vous faire part de l’état de cette réflexion qui m’anime en ce moment. N’hésitez pas à ajouter votre pierre à l’édifice 🙂




4 commentaires

  1. Bonjour,
    hélas, aujourd’hui, les produits dématérialisés sont légions. Je suis graphiste et aujourd’hui si je souhaite travailler avec une version récente de Photoshop, impossible de l’acheter. C’est sous forme d’abonnement. Je travaille avec une licence CS5. Pareil pour les jeux vidéos… J’ai l’impression que c’est une tendance qui se généralise.

  2. Bonjour,
    Et l’échange, le partage de compétences ou d’expériences ?
    Cela fonctionne d’ores et déjà sous forme d’app (dont le nom m’échappe) pour des services entre particuliers (jardinage contre informatique, bricolage contre baby-sitting ou cours d’anglais…) et cela a déjà existé il y a très longtemps – le troc – comme système économique et organisation de société.
    De plus, la rencontre physique étant plus que nécessaire – désirée – cela répond – me semble t-il de façon plus profonde au sens du mot « besoin ». Avoir et être (ensemble) conjugués…
    Reste à savoir si le bot des impôts serait partant pour un échange plutôt qu’un chèque…
    Bonne journée
    Alain

  3. C’est top de sensibiliser les jeunes gens à ce genre de choses. Nous sommes devenu trop dépendant de trop de choses à vouloir nous spécialiser autant. C’est bien, mais dans une certaine limite.
    Peut-être passons nous trop de temps à nous divertir?


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