Tandis que certains designers continuent de produire des objets inutiles, polluants et aliénants, d’autres affirment haut et faut que le design ne sert à rien. Voilà de nombreuses années que je me pose moi-même la question suivante : « comment faire de mon métier, un métier utile ? ». Parce que vous le savez tous, le design est souvent assimilé à du marketing, du mobilier de luxe ou des grosses voitures, alors qu’aujourd’hui certains se battent pour faire reconnaître la valeur de l’expérience utilisateur, d’autres approchent le design comme une discipline qui pourrait protéger le temps de vie humaine, de mon côté, j’essaye de faire à ma petite échelle, un métier qui puisse avoir un impact positif sur la vie humaine, la société, de façon réelle et concrète. Ce sont des choix de tous les jours, ce sont des clients que l’on refuse, des projets que l’on rejette, des idées que l’on défend, que l’on fait exister aussi. Je me tourne vers ces projets réels, tangibles, qui ont un impact, je m’éloigne des projets vains, futiles, destructeurs, qui divisent…

Le design, pour moi, n’est pas un métier, c’est l’outil de mes engagements.

En plaisantant, je disais l’autre jour que le designer était au début de la chaîne alimentaire, à savoir qu’en cas de crise majeure (guerre, famine, rupture des systèmes d’approvisionnement, réchauffement climatique, fin du pétrole, effondrement rapide d’une ville ou d’un pays… je vous invite à lire des ouvrages sur la collapsologie), la société aurait évidemment besoin de citoyens qui savent soigner, nourrir, protéger, guider… et que le designer n’aurait peut-être pas grand rôle à jouer. Parce qu’aujourd’hui, on sait faire de belles maquettes pour iPhone sur Sketch, on sait se compliquer la vie sur les concepts derrière l’UX design, on est capable de modéliser en 3D un flacon de parfum en cristal, on se spécialise sur le Material Theming, mais peu d’entre-nous savent soigner, nourrir, protéger, guider et dessiner les premiers pas d’un monde à venir…

Alors, j’ai posé la question suivante sur les réseaux sociaux : « à quoi servira un designer dans les décennies à venir ? ». Et les réponses ne se sont pas fait attendre. Parce qu’évidemment, laisser comprendre notre manque d’utilité – et donc de résilience – est quelque chose d’assez difficile à entendre, à comprendre, à accepter, j’en conviens totalement. Dans les réponses il y a eu plusieurs types, j’ai maladroitement essayer de les classer mais je voulais vraiment vous partager d’autres paroles que la mienne.

Les rêveurs :

  • « On aura toujours besoin de rêveurs, surtout dans un monde désenchanté. »
  • « A rendre la vie de tous plus facile et agréable… ce sont les soigneurs du quotidien qui pourraient être la première ligne de défense de l’esprit et du corps, devant médecins, psychologues, etc… ^^ »
  • « Un designer soigne les systèmes et cultive l’ouverture ! Sinon tu pourras toujours faire des pieux en bois pour tenter de planter les zombies »
  • « Quelques grammes de finesse dans un monde de brutes… Ce qui marche pour le chocolat fonctionne aussi pour le designer ! »
  • « Et au pire du pire les gens auront toujours besoin de se changer les idées avec nos rêves et de la poésie. Sinon là ce sera vraiment la fin des haricots…»
  • « A réinventer le monde, à penser à l’humain, à mettre l’humain aux services des solutions . Designer, c’est penser, concevoir pas seulement faire du beau ou décorer. A nous designer d’affirmer cette place dans le monde ! »

Les survivants :

  • « On créera des affiches pour trouver les points de ralliements et des modes d’emplois universel pour se recycler professionnellement. »
  • « Je me rassure en me disant que même durant la deuxième guerre mondiale, les designers graphiques étaient très en demande pour la réalisation d’affiches de toutes sortes (essentiellement de la propagande, mais aussi pour inciter les femmes à entrer dans les usines). Plus près de ma propre expérience, j’ai vécu une année record suite à la crise financière de 2008… mes clients devant redoubler d’efforts pour attirer les consommateurs devenus frileux. Je ne m’inquiète pas pour l’avenir de notre profession. Là où il y aura des problèmes à résoudre, le designer aura sa place.»

Les filous :

  • « En cas de crise majeure, y’aura toujours un despote quelconque qui aura besoins de faire des affiches de propagande, donc ça va pour le taf »

Les résilients :

  • « A designer en permaculture ! ^^ »

Les craintifs :

  • « J’ose espérer qu’on aura toujours besoin de designer à part si on développe une IA capable de tout designer dans ce cas on va tous mourir »
  • « Si on parle de survivalisme, là c’est sûr qu’on sera un peu moins bien lotis, mais notre job consistant à trouver des solutions à des problèmes (et pas à être « rêveurs » ) je pense qu’on aurait là aussi moins de soucis à se faire qu’un comptable ou un assureur. »

Ceux qui changeront de job :

  • « En cas de crise majeure ? Du genre plus d’électricité ? On peut répondre « militaires » et « Cultivateur » ? »
  • « On ira garder des chèvres et des abeilles dans le Larzac, et ça sera pas plus mal finalement »

Les conceptuels :

  • « Je dirais « être les artisans du lien entre les sens analogiques de l’homme et les fonctionnalités binaires de la machine » Dans un monde où les interactions humain-humain et humain-nature n’auront plus cours… Optimiste quoi »
  • « On aura plus que jamais besoin d’idées et de créativité pour faire avec les moyens du bord (recycler) et la logique de réponse à un besoin concret restera inchangé. Le métier sera pas le même mais les compétences et mécanismes de réflexion oui !»

Les artisans :

  • « Au pire on est plutôt débrouillard et on sait se servir de nos mains non ? On pourra donc se reconvertir dans l’artisanat. »
  • « Les plus manuels d’entre nous se verront artisans oui. Les plus créatifs/esthètes seront sans doute artistes… »
  • « Heureusement, on aura toujours besoin de bricoleurs. De ceux pour qui l’imparfait révèle nos habitudes même confuse et vague. »

Les autres :

  • « Je serais un troll si je dit que vous servirez a rien ? »

J’ai volontairement laissé la question floue en parlant de « crise majeure » sur mon Twitter et mon Facebook puisqu’il ne sert à rien de proposer un scénario unique, au contraire, c’est à l’imaginaire de chacun que je m’adresse. Chacun ses angoisses, chacun sa façon d’imaginer l’avenir mais si l’on se penche sur les sujets importants (environnement, économie, géopolitique, santé, démographie…), on a vite fait de comprendre la direction qui va être la notre. Et cela pourrait nous empêcher de dormir, nous sidérer, nous déprimer… mais non, nous sommes des designers, nous sommes dans un principe d’action, nous n’avons pas le droit de baisser nos armes. Pour ma part, je ne suis pas dans l’imaginaire de la rêverie. Je n’arriverais pas à dessiner pour des gens qui ont faim. Même si elle nourrit l’esprit et le cœur, la beauté ne se mange pas encore. Je ne m’imagine pas non plus à la hauteur d’un artisan, capable de bâtir. Enfin, j’essaye surtout de ne pas imaginer que tout ira toujours bien pour les grands designers dans les grandes villes. Sans parler d’effondrement soudain, la situation est déjà, pour beaucoup, très précaire. Cela fait des années que je pense à cela, et que j’aborde la question en mettant en place différentes solutions car il m’est impossible de ne pas réagir :

1. Ralentir l’effondrement

Dans mon travail, et depuis des années, je tâche de ne plus faire que des projets d’utilité sociale qui vont dans le sens du monde que je souhaite voir exister (Refugeye, l’Étape Design, We Are Not Weapons of War, Bibliothèque Sans Frontière, Hacker Citizen, Place to B, la Croix Rouge, Water Rights Makers, projets pour l’UNESCO, pour la Ligue des Droits de l’Homme & Greenpeace, et les projets pour les personnes réfugiés…). Cela est une façon pour moi de contribuer à dessiner la société que j’ai envie de voir exister. Je me questionne maintenant sur « comment faire disparaître les modèles qui détruisent les plus pauvres et l’humanité en général ? ». Ce sera sûrement l’occasion d’un autre article.

2. Anticiper & programmer

Dans mon quotidien, je suis en quête de compétences qui permettent d’être utile différemment, pour moi-même, pour mes proches, pour ma famille. Je vous ai partagé ça avec mes apprentissages de janvier, février, mars, avril… – à côté de cela, il y a énormément d’autres apprentissages que je développe et dont je ne peux pas développer ici (zero waste, apiculture, anatomie, géographie, premiers secours, botanique, résilience hydrique, alimentaire, etc.). Mais voilà, je mets en place (pas tout seul, évidemment) des éléments durables avec mes méthodes et mon regard de designer. Ça avance, j’ai tout un programme pour l’année, programme que je compte mettre à jour et reconduire l’année prochaine.

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Retenir le numérique avec du papier.

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Fin de journée pour tout le monde 🙏

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3. Questionner, partager la démarche

Pour le reste, j’essaye d’écrire sur ce blog, de faire des conférences quand on m’y invite, de donner à penser sur les questions d’utilité sociale, d’engagement, de vie privée, d’autonomie dès que je le peux, au détour d’une conversation, dans des podcasts, dans les cours que je donne, dans les échanges que j’ai avec les jeunes designers avec qui j’ai la chance d’échanger. À l’Étape Design, certains ont déjà trouvé un métier, d’autres continuent leur découverte et leur apprentissage. Dans d’autres écoles, j’essaye de questionner les étudiants sans pour autant les angoisser et en apportant des débuts de solutions. Quand je parle de cela, j’essaye toujours d’ouvrir une porte pour agir.

4. Pour une permaculture du design

Je sais que j’ai encore énormément de travail à faire sur toutes ces actions, sur moi-même et philosophiquement. Aussi, c’est parfois difficile de chercher à bâtir sur un monde qui s’effondre. Alors, c’est à nous de faire notre propre chemin pour être utiles, résilients, capables, aidants. Pour soi, pour sa familles, ses amis et ceux qui en ont vraiment besoin. Et ce qui est passionnant là-dedans, c’est comme dans un écosystème, comme dans la permaculture, comme dans la vie cellulaire : il y a des milliers de chemins, d’individus, de possibilités et tous peuvent coexister, collaborer et contribuer à avoir, au travers de nos capacités de designers, une pensée de l’action, qu’elle soit pragmatique, fonctionnelle ou bien encore poétique. La question n’est plus de savoir quel monde nous allons laisser… mais à nous de nous demander ce que nous laisserons au monde.




8 commentaires

  1. Salut,

    Je suis designer aussi et je traverse les mes questionnements, collapso oblige.
    Je tiens en parallèle une chaîne youtube sur le thème de l’effondrement (THE LAST WATCH) et je voudrais développer un autre format d’émissions qui serait des interviews dans lesquelles l’interrogé raconte comment il voit son metier dans un avenir effondré, selon quels scenarii etc.
    Est ce que tu serais branché un jour de faire ce type d’interview?

    Electro-Soja

  2. Mince, je tombe sur cet article par le plus grand des hasards et bon sang ce que ça fait du bien ! Graphiste aussi, ça fait bien 2 ou 3 ans que je me questionne sur l’avenir du design et du dessin dans ce contexte d’effondrement sociétal et je ne trouve pas de porte de sortie. Mais de savoir que d’autres se posent la même question je me sens moins seule. Je cherche encore une stratégie dans ce domaine-là, et en parallèle je vise aussi l’autonomie chez moi, et je trouve difficile de faire le lien entre les deux. Si d’autres ont trouvé des solutions, des reconversions ou d’autres idées, je suis preneuse !

  3. merci pour cet article. Je suis en pleine métamorphose, prise de conscience et changement. Cela fait du bien de voir que d’autres se posent les mêmes questions. Je remets l’ordi à la place d’outil et je remets d’autres outils autour pour devenir, artiste-artisan-graphiste. je dois refaire mon site pour faire comprendre ce changement.


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