Cette année, je fête mes 20 ans d’expérience en tant que designer graphique et interactif indépendant. Je ne réalise toujours pas comment j’ai fait pour survivre 20 ans en tant que designer indépendant (avec plein de projets visibles ici) car je pensais cela réservé aux entrepreneurs ou aux pointures du design mais apparemment, il est possible de faire son chemin dans ce drôle de monde.


Vingt ans en tant que designer indépendant, c’est plusieurs centaines de projets (je n’ai jamais vraiment compté), tout autant de clients, un peu plus d’une centaine de projets auto-initiés (vous savez mes sites, mes affiches, mes créations dans lesquelles je me lance quand j’ai du temps…). C’est aussi des dizaines d’espaces de travail différents. J’ai commencé en travaillant avec mon ordinateur posé sur une planche en bois dans ma « chambre de bonne » dans le XVIe à Paris, puis en banlieue, parfois dans les bureaux de startups, à la Maison de la Radio, mais aussi dans la Silicon Valley (ici), puis chez Volumique à Malakoff, dans l’openspace de chez Mozilla sur les Grands Boulevards à Paris, dans le train, parfois à même la moquette dans un coin de maison, dans la forêt, sur un banc, à Lyon, Grenoble, Strasbourg, Toulouse et plein d’autres villes et villages de France, en voiture, en avion aussi (c’était à l’époque où je ne savais pas), etc. Aujourd’hui, je travaille à nouveau l’ordinateur posé sur une planche en bois mais depuis la campagne et ça me va bien.

Vingt ans de freelance ce sont aussi des dizaines de milliards d’euros de chiffre d’affaire… non je plaisante, j’ai juste réussi à tenir la ligne droite, chaque année, parfois très limite, pour continuer d’en vivre et d’aimer ce métier (et à en constater mes rencontres avec d’autres designers, je ne suis pas le seul avec ce régime).


Bref, je ne vais pas détailler l’ensemble de ces vingt années, il y aurait tellement d’anecdotes, de projets fous, de projets modestes, de clients impliqués et d’autres qui me confient les clefs de leur bureau avant de partir en vacances. Enormément de refus aussi. Refus de ne pas m’embarquer dans des projets dans lesquels je ne me reconnaissais pas, d’autres où je ne sentais pas le client, d’autres encore pour lesquels je n’avais pas les compétences, etc. Et en réalité, la majeure partie (99%) c’est énormément de remerciements, de confiance avec mes clients qui reviennent tous les ans, de beaux projets qui se sont toujours bien déroulés… et ça c’est le plus encourageant et gratifiant !


Fort de cela, je souhaite vous partager 20 enseignements que ce métier m’a apporté. C’est assez personnel et ça ne s’applique qu’à ma propre expérience mais aujourd’hui, j’ai ces 20 choses dans mes bagages au quotidien.

  1. Avoir de la patience.
    Dans le design, je travaille au rythme de mes clients, au rythme de mes compétences et de mes projets. L’impatience n’a jamais été bonne conseillère. Je vise le temps (très) long même si je sais être (très) rapide. Parfois je travaille sur des projets qui durent 3 à 4 ans, parfois en deux jours c’est finalisé. Certains ont la montre, de mon côté, j’ai le temps.

  2. Penser en écureuil.
    Pour survivre en tant que freelance, le design m’a appris qu’il faut épargner, ne pas surélever son niveau de vie (ma volonté de décroissance joue aussi en ma faveur), anticiper les périodes creuses, anticiper l’inanticipable (une pandémie, un accident de la vie, un deuil, une maladie, etc.) mais aussi préserver son matériel et ses ressources le plus longtemps possible pour pouvoir durer (« S’occuper de ses outils et après seulement de soi »).

  3. Oser dire non (merci).
    Cela aurait été un de mes plus gros apprentissages en 20 ans : quand le projet ne me dit rien et que je sens que ça ne va pas le faire, j’essaye d’écouter ma petite voix intérieure qui me dit « fuiiiis » et je dis « non merci ». J’agis de la même manière quand ce sont des projets qui vont à l’inverse de tous les choix sociaux, environnementaux et choix de vie que je fais par ailleurs.

  4. Se porter volontaire et endosser le plus de responsabilités.
    À l’inverse, je tâche d’endosser toujours plus de responsabilités pour donner un sens à mes sacrifices et à mon travail. Dans le design, les responsabilités peuvent faire peur mais cela est pour moi la meilleure manière que j’ai trouvé d’apprendre de nouvelles choses. Et d’être adulte.

  5. Être régulier.
    Ce métier m’aura aussi appris à être régulier dans mon effort. Je travaille tous les jours sur mes projets (ce qui ne veut pas dire que je travaille tout le temps). Mais peu importe si j’ai la journée devant moi ou si je n’ai que 15 minutes, j’ai toujours en tête une idée sur laquelle je veux avancer et j’adapte ce sur quoi je travaille par rapport au temps dont je dispose. Parfois c’est juste un croquis ou quelques lignes écrites dans un carnet, parfois c’est faire du design d’interface et du code non-stop pendant 10 heures dans le train, parfois c’est par petits bouts. Mais tous les jours j’avance.

  6. Penser comme un artisan japonais.
    Je vous en parlais dans mes précédents articles, la pensée de l’artisan japonais m’inspire beaucoup (coucou le livre « Ce que sait la main » de Richard Sennett). Quand je parle de l’artisan, c’est l’artisan traditionnel, qui, dans le calme, travaille à partir d’une bille de bois et qui réalise à la fin une œuvre sobre et efficace. Pour certains c’est un cliché mais cela existe par ailleurs et m’inspire à faire les choses bien, dans la patience et la précision.

  7. S’éduquer.
    L’éducation ça n’est pas (que) à l’école que ça s’apprend. Le design m’aura appris à perpétuellement rencontrer de nouvelles personnes, les faire parler, m’intéresser à leur culture, leurs idées, leur démarche et m’imprégner de ces rencontres pour m’éduquer, me cultiver et tenter de m’élever dans mes savoirs et mon savoir-vivre.

  8. Aimer l’inconfort.
    L’inconfort c’est l’inconnu, le stress, les conditions de travail non optimales. Avec le temps, j’ai compris que j’aime ça et que je recherche encore aujourd’hui cet inconfort. Je n’ai pas besoin d’avoir mon bureau avec ma petite plante verte, ma playlist préférée et mon petit thé vert pour m’y mettre. Je sais que les conditions de mon métier sont déjà, au départ, un luxe de confort (travailler devant un écran assis sur une chaise). Le reste n’est que du bonus et j’aime pouvoir m’en passer.

  9. Ne pas faire ce que l’on aime.
    Le design m’aura appris aussi à éteindre mes goûts quand nécessaire. Je ne travaille pas pour moi. Ni pour mon client. Je travaille pour les personnes qui vont au pire, « subir » mon travail, et au mieux l’« apprécier » quitte à parfois l’utiliser ou le voir tous les jours. Mettre ses préférences de côté, c’est un excellent apprentissage pour faire un travail de qualité.

  10. Minimiser ses processus de travail.
    Là aussi, en vingt ans, j’ai épuré (et continue d’épurer) mes processus de travail et mes outils. Et cela aussi dans ma vie au quotidien. Quelques logiciels ultra optimisés, un ordinateur minimaliste, un planning et une to-do list et… un carnet, c’est important un carnet 😉 Et c’est tout. Plus c’est simple pour moi, plus c’est clair, fort, précis et efficace.

  11. Choisir ses sacrifices pour avancer vers là où l’on veut aller.
    Le fait d’être designer freelance m’aura appris à penser à ma vie, à mes objectifs, à comment les atteindre. Mon objectif étant d’être libre, je fais les choix en conséquence. Pour être designer, j’ai sacrifié les autres métiers que j’aurais imaginé faire. Pour être freelance, j’ai sacrifié un confort matériel, financier et la relative sécurité du salariat. Pour faire des projets engagés, j’ai mis de côté la possibilité de travailler avec ce qui fait le design contemporain : des clients dans le luxe et la célébrité qui permettent de recevoir des prix de design et de voyager en avion partout dans le monde pour faire du design qui se vend cher pour des gens qui ont les moyens de se l’offrir 😉

  12. Se construire dans la critique.
    Faire face à la critique est un bel apprentissage pour moi. Quand on crée, on propose quelque chose à des gens. Quand on propose, on s’expose au jeu du regard critique. Ce processus est un jeu. Parfois, la critique est faite pour améliorer ce que l’on a créé. Parfois, elle est une posture pour se rendre intéressant, parfois elle fait partie d’une volonté de détruire l’autre ou de montrer son statut social, etc. Ces années m’ont appris à lire l’intention cachée derrière la critique et ça change tout.

  13. Je n’ai aucun talent.
    Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts puis aux Arts Décoratifs de Paris, la notion de « talent » flottait dans les salles de classe. Cependant, avec le temps, j’ai compris que je n’avais aucun talent particulier. Le travail, la réflexion, l’audace et la régularité viennent remplacer mon absence de talent. Cela me fait moins peur puisque ça ne vient que de mes décisions et non d’une chance extérieure à ma volonté.

  14. Les pauses et les vacances sont un leurre.
    Je précise à nouveau que c’est un apprentissage personnel sur ces 20 ans. En effet, la plupart des gens qui travaillent font des pauses (le week-end, une semaine de congé, etc.) ou prennent des vacances pour couper avec leur job. Par le passé, j’ai cru aussi que cela pouvait me faire du bien. En vain. Si je ressens le besoin de couper avec mon travail quotidien au point que cela s’arrête, c’est que quelque chose ne me convient pas, qu’il faut que je le change.

  15. Ne jamais changer car toujours s’adapter.
    Chaque projet de design est différent et je cherche toujours à m’adapter à l’univers, aux contraintes, au contexte, au tempo. C’est un peu pareil dans mon quotidien, chaque journée est différente est possède son lot de surprises. Alors avec je temps, j’ai fait de l’adaptation permanente un principe, je n’ai donc plus besoin de me dire que je vais prendre de bonnes résolutions et changer. Je m’adapte car tout change et changera tout le temps.

  16. Être (ultra) organisé permet d’accueillir les imprévus.
    Pendant les 5 – 6 premières années de travail, j’ai essayé de nombreuses manières de m’organiser. Finalement, la plus simple aura été la meilleure : une liste à accomplir et un calendrier. Ces deux outils sont cependant ultra précis, dans un ordre, avec des temps de réalisation parfois, etc. Cette ultra organisation me permet de faire face d’une meilleure manière à tous les imprévus du quotidien (un client qui a besoin que je lui crée une affiche pour dans 2 jours, une conférence à préparer dans une école ou démonter la machine à laver tombée en panne en plein essorage).

  17. La discipline.
    J’ai appris à vivre de la discipline et pourtant je n’aime vraiment pas ça au départ. Si je suis freelance depuis le début c’est pour de nombreuses raisons mais l’une d’entre elles c’est pour ne pas avoir quelqu’un qui exercerait une pression sur ma personne pour exiger des choses contre ma volonté. Alors pour poursuivre cette volonté de liberté et cette absence de pression extérieure, j’ai appris à me discipliner. Et je continue encore aujourd’hui à apprendre. D’ailleurs si vous avez des conseils à ce sujet, je suis preneur.

  18. Mes outils de design = mes outils de vie.
    J’ai mis du temps à le comprendre mais un jour j’ai découvert que les outils que j’ai dans le design, mes processus de travail, ma manière de voir les questions de design et d’y faire face sont totalement applicables pour mes projets de vie. Faire mon potager, manger mieux, organiser un voyage, enregistrer un podcast, écrire un livre, militer, faire une randonnée, pour moi, tout ça c’est du design.

  19. Transmettre.
    Je suis fondamentalement introverti et timide. Avec le théâtre, l’enseignement et les conférences, cela s’est amélioré et m’a permis de réussir à transmettre mes idées et mon savoir auprès d’étudiants, de partager mes connaissances de nombreuses manières (podcast, interview, ce blog, etc.). Ces 20 ans de métier m’auront appris à transmettre clairement les choses que ce soit en expliquant mes choix créatifs auprès de me clients ou à un étudiant de qui me demande les étapes pour créer un logo par exemple.

  20. Tout peut s’arrêter n’importe quand.
    Sur ces vingt ans, il y a eu des hauts et des bas. Avec le temps, j’ai compris que tout pouvait s’arrêter n’importe quand. Je n’ai pas de « plan de carrière », je ne sais pas si un jour je serai « à la retraite », si il y aura encore du travail pour moi ou pour le design en général. Je tâche de toujours apprendre de nouvelles compétences, d’avoir de nouvelles idées et d’évoluer sans cesse mais si tout doit s’arrêter, alors je puiserai dans ces 20 apprentissages pour m’en sortir. Et on verra bien !


Je suis arrivé au bout de cette liste, j’espère que cela vous aura donné quelques billes, quelques idées avec lesquelles repartir. C’est loin d’être parfait mais c’est sincère. Je suis curieux de relire cette liste dans de nombreuses années. Et je suis tout aussi curieux de connaître quelques-uns de vos apprentissages liés à votre carrière et à vos années d’expérience. En attendant, c’est reparti pour 20 ans !




5 commentaires

  1. Merci Geoffrey pour le partage. C’est applicable à beaucoup de métier et même en dehors du freelance.

    J’ai appris le développement en parallèle de mes études d’art. Sans vraiment vouloir l’apprendre ou en faire quelque chose. Aujourd’hui c’est mon travail, en salarié. C’est la curiosité, la régularité et surtout la discipline qui m’ont permis cela. Ça fait du bien de lire certains de ces points avec un autre point de vue.

    J’ai mis deux décennies à m’en rendre compte ou au moins à le formaliser : la motivation est perdue d’avance, seule la discipline paie.
    La motivation est éphémère et a besoin d’elle-même pour être amorcée (🤪). Alors que la discipline permet de rester constant, ne pas dévier de l’objectif et apporte des résultats.

  2. Merci Geoffrey pour ce partage. J’ai également été freelance pendant plusieurs années, 8 pour être précis. De mon côté tout s’est arrêté du jour au lendemain.

    Je rajouterai donc à l’organisation et à la discipline l’anticipation. Anticiper sur cet arrêt brutal, c’est, par exemple, tenir son portfolio, site, et CV à jour et postuler à des postes qui pourraient nous plaire, dans des agences, chez les annonceurs ou tout secteur avec lesquels nous avons des atomes crochus et des valeurs qui nous reflètent ; pour ma part, je réalisais cette opération une fois à deux fois par an. Pourquoi j’ai fais cela ?

    1 – sûrement le point le plus important : se rassurer. Décrocher des entretiens permet toujours de se dire que le jour « où ça ne marchera plus », je saurais comment faire pour rebondir le plus facilement possible en étant le plus indépendant possible. Ca permet également de travailler sa présentation, son argumentation, de mettre le doigts sur les points positifs et négatifs

    2 – pour savoir si j’étais toujours « dans le coup » d’un point de vue design graphique –
    mes réalisations convenaient aux besoins de mes clients, mais quel était le ressenti des agences / autres designers vis à vis de celles-ci – ou d’un point de vue outils.

    3 – pouvoir choisir son lieu de travail « si jamais ». Quitte à être salarié, si des offres paraissent dans des régions agréables et qui nous attirent, autant vivre ce nouveau départ à fond

    Cette anticipation permet également (du moins, ce fût mon cas) de continuer à avancer le plus sereinement possible en tant que freelance.

    Et aujourd’hui, en tant que salarié, ce parcours m’a procuré un double avantage : quand j’étais freelance, j’ai vu que si ça ne marche plus, je sais comment rebondir. Quand je suis salarié, si un jour je suis licencié ou que pour x ou y raisons je quitte mon travail, je sais déjà commence se passe le freelance.

  3. Merci pour tous ces rappels que malheureusement avec le temps nous avons tendance à oublier.

    J’ai apprécié de découvrir l’artisan Japonais.

    Entre mes taches, je fais du sport et cela fait du bien (je garde la forme). En plus, cela me permet de réfléchir !!!

    C’est vrai que j’ai constaté qu’en faisant des changements d’organisation, j’ai moins besoin de pauses ou de vacances …. Et vous ?

  4. Cela semble être un article fascinant qui reflète une riche expérience de 20 ans en tant que designer freelance. Je suis impatient de découvrir les enseignements que vous avez tirés de ces deux décennies d’activité indépendante. Travailler en freelance, c’est une aventure en constante évolution, et j’imagine que vos enseignements couvrent une vaste gamme de sujets, de l’autodiscipline à la gestion de clients, en passant par la créativité et l’adaptation aux nouvelles tendances du design. Je suis convaincu que vos enseignements serviront d’inspiration à d’autres designers freelance qui cherchent à suivre un chemin similaire. Ils sont une source précieuse de conseils pour réussir dans ce monde exigeant. J’attends avec impatience de lire vos 20 enseignements, car je suis sûr qu’ils contiennent des perles de sagesse qui bénéficieront à tous ceux qui aspirent à une carrière en design freelance. Merci de partager votre expérience avec nous. https://iprofesseur.fr/


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