Il ne se passe pas une semaine où j’échange avec un étudiant qui souhaite poursuivre ses études en faisant du « design éthique » et qui me demande si je connais des formations et des agences en « design éthique ». Et chaque fois, je réponds plus ou moins la même chose. Alors, je me disais que cela pouvait peut-être en intéresser certains que je vous partage cette réponse en 5 points que je vais développer ci-dessous.
- Il n’existe pas de design éthique
- Il n’existe pas de formation en design éthique
- Il n’existe pas d’agence de design éthique
- Il n’existe pas de designer spécialisé en design éthique
- On fait quoi alors ?
1. Il n’existe pas de « design éthique »
L’éthique peut-être résumée de différentes façons mais il y a une définition simple pour comprendre ce que c’est, il s’agit de considérer l’éthique d’une personne comme l’ensemble des principes moraux qui sont à la base de la conduite de quelqu’un (source). Donc avant tout, quand on est étudiant, jeune professionnel (et même vieux professionnel!), peu importe son métier (boulanger, garagiste, expert comptable ou même designer…), on se retrouve parfois à faire des choix moraux : « dois-je faire cette action ? Selon moi, est-elle bonne ? ». Bonne pour qui ? Pour quoi ? Est-ce que je fais toujours ce qui est bon ? Autant de questions qui viennent juste ensuite.
On comprend donc facilement que l’éthique d’une personne, n’est pas parfaitement la même que l’éthique d’une autre. C’est normal et c’est plutôt sain quelque part de cultiver la diversité.
Ensuite, le design est une profession dans laquelle les expertises sont nombreuses : les célèbres designers industriels, les UX/UI, les designers graphiques, les designers sonores, culinaires, d’interface, de jeux, etc. Actuellement, mise à part quelques syndicats et associations qui portent et prônent certaines valeurs, il n’y a aucune éthique commune au design, il n’y a pas de Serment d’Hippocrate du design. Certains designers ont, par exemple pour éthique de :
- faire les plus beaux packaging pour des bouteilles de soda,
- d’aider à faire les plus gros profits à une banque en concevant des interfaces de crédits en ligne,
- faire gagner un candidat politique à une élection en créant ses visuels (affiches, logos, etc.),
- préserver un parc national et sa biodiversité en postulant dans un service de communication,
- aider le Gouvernement à affirmer son autorité et créant des outils pour celui-ci,
- reverser une partie de son argent ou de donner la moitié de son temps gratuitement à des associations pour les personnes sans domicile,
- partager leur vision de l’ordre et de la morale sur les réseaux sociaux avec des visuels, des articles, etc.
- etc.
Bref, vous l’aurez compris, il y a tout plein de designers qui font tout plein de choix moraux pour tout plein de raisons différentes avec tout plein d’actions que l’on jugera ensuite, d’un regard extérieur, comme « éthique / pas éthique » selon sa propre éthique.
Ainsi, il n’existe pas de « design éthique », il existe des gens qui font ce métier : les designers, et qui font des choix et agissent en conscience.
2. Il n’existe pas de formation en « design éthique »
Maintenant qu’on a compris que le « design éthique » est une chimère, il faut bien imaginer que si vous vous posez la question de votre propre éthique, à savoir : quels sont vos principes moraux, quelles sont vos priorités d’actions que vous voulez mettre en place dans votre vie : alors, la formation qui vous permettra d’atteindre cette éthique sera différente d’un étudiant à un autre étudiant.
Imaginez par exemple que vos considérations éthiques vous dirigent vers le fait d’employer votre temps de vie humaine à être designer et réduire les inégalités alimentaires dans votre pays. Vous allez peut-être étudier le design culinaire, ou alors le design des transports, ou alors le design et l’agroalimentaire, ou alors le design de permaculture… Vous choisirez donc votre formation comme un véhicule qui va vous permettre d’atteindre ce pourquoi vous voulez œuvrer.
Un autre exemple : imaginez que vos considérations éthiques de jeune designer vous dirigent à œuvrer à réduire les inégalités économiques entre les gens d’un pays, vous allez peut-être vous former à l’économie, à la finance, au design des collectivités territoriales, etc. Là encore, votre formation sera un véhicule qui viendra mettre en lumière votre projet.
Et cela vaut pour tout : la vie privée, la protection de l’enfant, la défense animale, l’éducation, les catastrophes naturelles, l’habitat, les maladies chroniques, rares, les réfugiés, la préservation de l’environnement, etc. (plein d’idées sur le MIT Global Challenge).
Bref, si vous vous demandez quoi faire comme études, après un BTS, une licence, un DSAA ou un Master en design, vous l’aurez compris là aussi, la formation qui pourrait être bonne pour votre éthique d’étudiant en design, c’est celle qui vous permettra d’avancer et de vous rapprocher de votre dessein, de ce à quoi vous souhaitez mettre votre courage, votre énergie, vos idées et vos idéaux au travail.
3. Il n’existe pas d’agences en « design éthique »
Qu’est-ce que ce serait une agence éthique ? Selon votre éthique ? Selon son éthique à elle ? Par quoi est mû une entreprise ? Le profit ? Les designers, n’ont-ils d’autre choix que de travailler dans une entreprise ? Souvent, les étudiants me dressent un portrait assez douloureux et sombre de leur vision du marché du design. Je cite :
- que les grandes entreprises, ça n’est pas éthique car elles sont ultra-capitalistes, qu’elles font du profit leur principale direction, qu’elles exploitent au choix : les salariés, les ressources naturelles, la crédulité des gens, la vie privée des gens, etc.
- que les start-up, ça n’est pas éthique, car l’objectif d’une startup c’est de créer de la spéculation financière basée sur une très forte croissance économique, basée elle-même sur une levée de fond. Donc que tout est fictif et que l’objectif des fondateurs est de revendre le plus vite au plus offrant.
- que les agences de design sont souvent au service des entreprises pour faire leur communication, leur publicité, vendre des produits dont personne (ou peu de gens) ont besoin… donc que c’est vain, c’est de la déco, ça n’est pas toujours « utile ».
- que les collectivités publiques, territoriales, les structures de l’État sont à la solde et ou dépendent du gouvernement en place, et ils ne peuvent pas faire grand chose, se perdent dans des débats administratifs et des réunions dans lesquelles rien n’abouti.
- qu’ils ne sont pas capables d’être freelance / indépendant car il faut de l’argent, ça fait peur, ils n’ont pas été formé pour ça et c’est très précaire.
- que les ONG, associations, etc. qui seraient, à leurs yeux, les structures les « plus éthiques » qui soient (qui, selon ce que j’entends, font des choses « bien »), n’ont pas d’argent pour embaucher des designer…
Ce sont vraiment des échanges et témoignages réguliers que j’ai de la part d’étudiants de tous horizons et qui sont souvent désemparés par la suite à donner à leurs études.
Bref, si vous cherchez une agence qui fait du « design éthique », essayez de voir déjà comment la structure pour laquelle vous souhaitez travailler gagne de l’argent : « follow the money » comme on dit. Ensuite, jetez un œil à ses clients, sont-ils eux aussi « éthiques » selon vous ? Ensuite, vous pouvez aussi jeter un œil à la mixité dans l’entreprise, aux salaires, à la masse de stagiaires, aux idées politiques des dirigeants, à leur vision du présent et de l’avenir (techno-centré, libéral, social, etc.), aux propos tenus (publiquement sur les réseaux sociaux par exemple) par les designers et les personnes de l’entreprise ou si l’agence se pose des questions environnementales et agit en connaissance de cause, etc.
La liste de vos critères peut être très longue et au final vous vous demanderez peut-être dans la longue liste des agences de design francophone (par exemple) si Ratio est plus éthique que Vraiment Vraiment qui serait plus éthique que Spintank, plus éthique que Publicis, plus éthique que Liip, plus éthique que Upian, plus éthique que Fcinq, plus éthique que TBWA, plus éthique que Ova Design, Skoli, La Formidable Armada, User Studio, les Sismo, etc. etc.
4. Le « design éthique » n’est pas une spécialité professionnelle
On ne se spécialise pas dans le « design éthique » comme on se spécialise dans le design de luminaire ou d’interface. Toute sa vie, d’étudiant, de diplômé, de jeune adulte, de professionnel on se retrouve à faire des choix personnels, professionnels, on se retrouve à avoir des passions, des sujets qui nous révoltent, des rencontres qui nous font comprendre des choses politiques, sociales, environnementales, des sujets qui nous touchent, nous blessent, des injustices que l’on souhaite combattre, etc. Et toute sa vie, on va justement, de façon plus ou moins consciente, se forger une approche et un regard éthique. On décidera donc, à partir de là où on est, de se diriger vers là où on veut. Ça paraît simple dit comme ça, mais c’est un cheminement personnel très fort à mes yeux.
Si vous voulez faire de votre vie et donc de votre métier, une vie dirigée vers les plus démunis, vers la préservation de l’environnement, vers la protection animale, ou vers tout autre sujet… ce seront :
- vos questionnements personnels qui forgeront votre éthique
- vos choix personnels qui forgeront votre éthique
- vos actions personnelles qui forgeront votre éthique
- vos prises de paroles qui forgeront votre éthique
- vos choix personnels et professionnels qui forgeront votre éthique
- et bien d’autres choses encore.
Et qu’importe les formes de design que vous créez aujourd’hui, ce sont vos choix et vos actions qui décideront que vous ferez du design avec votre éthique.
5. On fait quoi alors ?
Au final, la question de fond que je perçois, quand certains étudiants me demandent la liste des écoles et des agences en « design éthique » est la suivante : « Je cherche à faire le bien avec mon métier, comment puis-je faire ? ». En effet, ces étudiants constatent que le design fait beaucoup de tort dans beaucoup de domaines (inégalités, colonialisme, publicité, mensonge, destruction de l’environnement, etc.) et se demandent comment ne pas contribuer à tout ça avec leur métier.
Soit on change de métier, on devient médecin, agriculteur… que sais-je encore ? Soit on fait l’état de ses compétences, de ses outils, et on essaye de les utiliser intelligemment, de façon parcimonieuse, avec efficacité, légèreté et poésie pour œuvrer sur le monde au travers de sa propre éthique.
Il faut donc pouvoir savoir quels sont ses propres principes éthiques. Quelles sont ses compétences aujourd’hui et celles que l’on souhaite acquérir pour aller dans le sens que l’on souhaite. À partir de là, il sera peut-être plus aisé de faire de son métier un outil d’émancipation, un outil d’indépendance intellectuelle, un chemin vers le fait d’être responsable (« qui doit répondre de ses actes ») et adulte… et ne pas attendre qu’une formation ou une agence nous livre de l’éthique sur un plateau comme si cela était un énième service que l’on achète.
Au final, l’éthique, c’est un peu comme le design : c’est un outil et ça se forge.
Bonjour.
Votre texte est très intéressant. Il se fait l’écho de questions – fort pertinentes- que se posent de nombreux designers professionnels ou étudiants.
Il y répond en disant qu’ «il n’existe pas de design éthique », mais qu’il peut y avoir des comportements personnels éthiques de la part des designers de tous domaines. Ce serait donc un problème à résoudre de manière totalement individuelle « en faisant des choix et agissant en conscience ».
– Pourtant, s’il a certes des choix personnels à opérer, le designer n’est pas totalement seul pour les faire. Le problème n’est pas neuf et de grands prédécesseurs se sont déjà posé ces questions et ont tenté d’y apporter des réponses qui peuvent encore nous inspirer(certains enseignants du Bauhaus ou de l’Ecole d’Ulm, Victor Papanek…).
– D’autre part, partant d’une approche éthique qui en effet peut s’appliquer à tout domaine du design ,du luxe aux services publics, on peut distinguer un« design solidaire », fait de projets ayant eux une cible spécifique, à savoir les populations les plus défavorisées, celles qui ont de vrais besoins. L’objectif de ce design étant d’apporter à ces populations de meilleures conditions de vie en même temps que le moyen de reprendre en mains leur propre existence (idée d’empowerment). Autre caractéristique distinctive de ce «design solidaire» : s’adressant à des populations peu ou pas solvables il ne peut en général s’exercer de manière commerciale habituelle. Il lui faut souvent, faute de financement, faire appel à du bénévolat, total ou partiel, ou à du mécénat d’entreprise.
J’ajoute qu’il paraît souhaitable, et plus efficace, que les choix d’orientation des designers se fassent dans un cadre collectif, en en parlant au sein d’une communauté partageant cette sensibilité et ces questionnements.
Bien cordialement. Jean-Gilles Cahn
Bonjour Gilles 🙂
Merci pour votre réponse très intéressante !
En deux mots :
1/ oui ce sont des sujets qui datent depuis longtemps dans l’histoire du design (et des techniques…)
2/ très riche définition de cette idée de design solidaire, j’y suis familier dans son action mais pas dans sa définition, merci de m’avoir éclairé.
Enfin, cette idée que les choix d’orientation des designers se fassent dans un cadre collectif me paraît saine. Dans les faits, qu’il s’agisse d’écoles, de syndicats, d’associations ou autre structures, pensez-vous que cela reste trop disparate ? Trop inégal ?