Hier, je me suis plongé dans la lecture du dernier article de Mike Monteiro, vous savez, le designer qui nous dit que les designers détruisent le monde ;-). Mike Monteiro se dit être « un gars sympa ou un total connard selon votre opinion », il ne manque pas d’humour et c’est une des personnalités du design qui aborde la question de son métier en dehors même de la création à proprement parler. Mike parle d’éthique, d’emploi, de la force de notre travail. Ce sont des mots qui évoquent beaucoup de choses chez moi puisque j’essaye aussi de dessiner un trajet singulier dans le design avec Design & Human. Au travers de l’évolution de nos métiers, des questions se posent comme celles que soulève Mike Monteiro, j’ai donc pris soin de traduire son propos en français et de le développer quelque peu.
Portrait : Muledesign
« Au cours des derniers mois, j’ai eu beaucoup de designers qui m’ont demandé : « Où puis-je faire un bon travail? ». Ils ne voulaient pas dire « bon » en terme de qualité mais « bon » en terme de valeurs. Ils regardent le monde, ils voient un feu d’ordures et ils veulent aider à l’éteindre. C’est louable. Et il y a beaucoup de gens qui se rallient à l’activisme. Cela me donne de l’espoir. Où pouvez-vous faire un bon travail ? La réponse est si évidente qu’elle en devient douloureuse : juste là où vous vous trouvez. C’est à cet endroit même que vous pouvez faire du « bon » travail. »
Parce que oui, faire du « bon » travail, autrement dit, un travail qui a du sens et un impact positif sur les autres semble être une des perspectives qui se dessine autour de nos métiers. Est-ce une façon de rendre légitime le design ? J’entends parfois des jeunes diplômés ou des designers se mettre à poursuivre une certaine quête de sens, comprenant que pour beaucoup, nous sommes privilégiés, avec un toit au dessus de nos têtes, avec une assiette pleine chaque jour. Mike Monteiro continue cette réflexion et aborde la question de l’éthique comme un passe-temps, un « à côté » qui sert à donner bonne conscience.
« Hier soir, je me suis retrouvé à un meeting pour les gens qui travaillent dans les technologies et qui souhaitent aider les organismes à but non lucratif. C’était une idée sincèrement louable. Je salue donc les gens qui l’ont imaginée et les gens qui y ont assisté… mais j’en profite aussi pour jeter de l’eau glacée sur la flamme de leurs rêves et non, je ne mentionnerai pas leurs noms. Mais voici une chose : vous ne pouvez pas aider Uber à construire Greyball pendant la journée, ou aider à remplir les bases de données de Palantir afin de ficher les immigrants puis vous acheter des compensations éthiques en faisant un projet à but non lucratif à côté. Nous avons besoin de vous pour travailler de façon éthique pendant votre travail de jour, beaucoup plus que nous avons besoin que vous travailliez sur ces projets à but non lucratif le soir. En tant que designers, développeurs, ingénieurs, ou tous les autres métiers, vous devez réaliser qu’il y a une composante éthique à ce que nous faisons. Et il est plus important que jamais d’exercer ce jugement. Ce n’est pas facultatif. Ce n’est pas quelque chose que vous adaptez à l’éthique ou à l’absence d’éthique de votre employeur et ce n’est pas quelque chose que vous pouvez mettre de côté. »
L’interface Palantir, en plus de manquer d’éthique, le designer qui l’a conçu était plutôt mauvais 😉
C’est un sujet douloureux et pourtant vraiment réel : avant d’avoir des passions sociales, des engagements éthiques, il faut déjà œuvrer dans le bon sens au quotidien. Si on cherche à avoir un impact positif, social, à aider les autres, on perdra toujours cette bataille si notre activité principale est pourrie, corrompue, si elle détruit tous ces efforts que l’on fait à côté.
« Chaque employé d’Uber qui a travaillé sur Greyball a échoué devant la question de l’éthique. On leur a pourtant dit exactement ce que l’outil serait et ce pour quoi il serait utilisé. Alors oui, chaque designer qui a travaillé sur cet outil a échoué sur la question de l’éthique. Chaque ingénieur qui a travaillé sur cet outil a échoué sur la question de l’éthique, il en est de même pour chaque chef de projet et tous les autres métiers qui gravitent autour de cet outil. Passer en revue vos emplois avec la question de l’éthique est infiniment plus important que d’aider un organisme à but non lucratif quelques heures par semaine. »
Comme pour l’écologie, l’éthique n’est pas une question, c’est une évidence, c’est une obligation, c’est un devoir envers notre profession. Être designer c’est avant tout un engagement et à mes yeux, on ne peut plus ne pas s’engager. Ici, Mike Monteiro compare les questions actuelles sur l’éthique et la technologie avec les questions sur l’éthique que les médecins peuvent se poser. Pour les médecins, ce sont des questions permanentes qui méritent d’approfondir leur rapport au patient, à la médecine, à l’humain. Pour les designers, le débat est hélas encore trop fondé sur la question suivante : « est-ce que le design doit être éthique ou pas ? ».
« D’ailleurs, en quoi l’éthique est-elle une question ? Comment l’éthique dans le design (ou dans la technologie) est-elle même discutable ? Pouvez-vous imaginer toute autre industrie ou tout autre métier se questionner sur l’éthique ? Pouvez-vous imaginer des médecins débattant afin de savoir si l’éthique est importante ? En réalité, ils le font. Ils débattent sur l’éthique tous les jours mais ils sont bien au-delà de questionner son importance, ils abordent l’éthique sur des questions précises, fondamentales. Et honnêtement, c’est à ce stade là que nous devrions en être puisque nous écrivons aujourd’hui des logiciels pour les voitures autonomes et des sex-toys intelligents. Pouvez-vous imaginer un médecin ne pas vous informer d’une tache sombre qu’il vu sur votre radiographie parce qu’il ne voulait pas vous bouleverser ? Pouvez-vous imaginer un mécanicien automobile ne vous disant pas que vos freins sont usés parce qu’il ne voulait pas faire face au problème ou vous prendre quelques dollars supplémentaires ? Ces deux situations sont contraires à l’éthique de la profession. Et quand d’autres industries se comportent de façon contraire à l’éthique, nous sommes bouleversés. Pourtant, beaucoup d’entre nous ne semblent pas avoir de problème à se comporter de manière non-éthique. Nous concevons des bases de données pour recueillir des informations, sans réfléchir une seconde sur la raison de l’utilisation de ces informations. Nous sommes une communauté mais serions-nous tombés à un niveau si bas que nos conversations sur l’éthique sont celles habituellement réservées aux politiciens, aux banquiers, aux gestionnaires de fonds, aux proxénètes ou aux bookmakers ? Si vous voulez faire du « bon » travail, et j’espère vraiment que vous le voulez, commencez à le faire sur votre travail quotidien. Commencez à vous poser des questions sur ce que vous construisez. Commencez à vous poser des questions sur qui sont les personnes qui profitent de ce que vous construisez. Commencer à vous poser des questions sur qui est blessé ou détruit par ce que vous construisez. Et jetez un œil à votre équipe. Ressemble-t-il au public que vous essayez d’atteindre ? Posez-vous ces questions, surtout si vous construisez quelque chose dans le domaine social, où la confiance et la sécurité sont primordiales. »
Design de l’appel à projet pour le mur séparant les US du Mexique
On vient donc naturellement à se demander quoi faire ? La réponse que je trouve est bien souvent la suivante : « avant de me demander quoi faire, il vaut me que je me demande qu’est ce que je fais déjà au quotidien ? Ensuite, que dois-je arrêter de faire ? ». Ce sont nos actes qui déterminent notre impact social et nos actes sont d’autant plus forts lorsque l’on y passe énormément de temps. Dans quoi investit-on son temps ? Question légitime que je me pose régulièrement et à laquelle les réponses sont nombreuses, changent sans cesse et sont parfois douloureuses. Tant mieux : cela m’oblige à changer, à aller vers le mieux. Mike Monteiro cherche donc la prise de conscience pour obliger au changement : celui du changement de travail (l’activité qui nous demande le plus de temps) lui semble être incontournable pour les jobs qui sont néfastes, dans lesquels l’éthique n’est pas possible.
« Posez aussi des questions à vos managers et si vous n’êtes pas satisfait de leurs réponses cessez de travailler avec eux. Concevoir quelque chose sans comprendre les ramifications de ce que cela provoque est tout aussi contraire à l’éthique que de concevoir quelque chose que vous savez être nuisible. « Mais, si ce n’est pas moi, quelqu’un d’autre ne le fera-t-il pas à ma place ? » On me pose cette question beaucoup trop souvent… Et la réponse est oui. Les gens pourraient prendre votre job et le faire à votre place. Mais voici ma réponse : ce n’est pas parce que la personne qui est à côté de vous et qui pourrait prendre votre job, serait en réalité un connard, qu’il faut que cela vous serve d’excuse pour en devenir un et continuer à faire un travail non éthique. Je comprends que vous ne voulez pas perdre votre emploi. Je comprends que vous avez un loyer à payer. Mais gagner sa vie au détriment de la vie d’autrui n’est pas un bon moyen de vivre. Alors, plutôt que de vous demander si quelqu’un d’autre fera le sale boulot à votre place, demandez-vous : « si je dis non, est-ce que cela inspirera les autres pour en faire de même ? » Et si le fait de dire « non » était la première étape d’un mouvement plus global ? Nous pouvons débattre des semaines pour savoir si la technologie ou le design sont neutres et c’est une conversation que j’attends avec impatience. Mais que ce soit oui ou non, je sais que les gens ne le sont pas. Vous ne pouvez pas vous permettre d’être neutre. À l’heure actuelle et plus que jamais, vous devez trouver votre force éthique et l’amener sur votre travail quotidien, avec vous, tous les jours. C’est seulement après que nous pourrons parler des soirées d’aide sur des projets à but non lucratif. Et dépêchez-vous, car ils ont besoin de votre aide. »
image de Aral Balkan
Une façon pour Mike Monteiro de conclure sur le fait que la route est longue, que l’on manque de temps et que toutes les excuses que l’on peut se trouver n’ont pas forcément de sens. Enfin, choisir le chemin de l’éthique peut engendrer un mouvement aussi chez les autres. C’est une vision qu’il faut diffuser, partager et accompagner cette recherche de valeurs, qu’elles soient environnementales, sociales, morales et d’engagement. Ces valeurs sont avant tout une question d’éthique et d’action. Parce dans le design, si l’on comprend qu’il n’y a pas d’action sans questions éthiques, il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas d’éthique sans action de nous, les designers.
L’article originel en anglais de Mike Monteiro
Je veux pas pourrir les commentaires, mais merci infiniment pour cette traduction commentée qui est aussi rafraîchissante qu’elle redonne un peu d’espoir dans un monde qui semble parfois peuplé de « connards » !
Merci de prêter attention à ne pas détruire le monde 🙂
Merci à toi Pyg, oui tu es toujours le bienvenu dans les commentaires, no worry ! Et oui, ne pas détruire le monde, ne pas détruire les gens (leur santé, leur moral, etc.) ni la planète, c’est déjà un minimum qu’on puisse faire. L’étape d’après, je pense, c’est de « tendre vers », vers le mieux, vers le plus solidaire, vers le plus sincère, vers le plus équitable aussi… Bref, autant te dire : si on se dirige vers cela, on ne manquera jamais de travail.
Très intéressant cet article, merci! Ça fait du bien de voir une réflexion sur le design qui va plus loin que les tendances de l’année, et je vais certainement suivre de plus près ce monsieur.
Ça m’a rappelé un essai de Claude Cossette, un des hommes qui ont donné vie à la publicité québécoise, que je trouve encore très pertinent et dont je vous conseille la lecture : « Éthique et publicité » (2009).
Merci pour cet article Geoffrey ! Ça fait plaisir de voir qu’on se pose (enfin ?) la question de l’éthique dans nos métiers et donc qu’on avance un peu.
Par contre, je trouve que Monteiro ne nous parle pas assez de politique. C’est très beau de parler de « quitter son job » si votre employeur ferme les yeux sur cet aspect, mais ça ne le fera pas changer pour autant car la conjoncture et le contexte économique « veut » qu’il agisse dans ce sens. Peut-on le blâmer pour autant ? On s’attaque à un problème structurel – et probablement culturel – extrêmement profond et seulement s’arrêter sur la responsabilisation des designers qui évoluent à l’intérieur ce cadre me semble faiblard. Les formes d’actions concrètes qu’il propose sont trop vagues…
Selon-moi si l’on veut faire changer les choses il faut opérer un changement très profond, au niveau économique, gouvernemental (bref structurel) pour faire bouger les lignes de la réglementation économique qui régit forcément ce genre de questions. Et là on parle nécessairement d’engagement politique et de lutte (selon-moi toujours). Je m’étonne toujours du manque de structures protestataires de type syndicat dans le milieu du design et je pense que c’est un lourd problème, peut-être peut-on partir de là.
Seul petit bémol donc, après je ne connais pas suffisamment Monteiro et peut-être qu’il évoque cet aspect également.
Très intéressante ta réaction, merci de nous la faire partager 🙂 En réalité, il y a quand même quelques structures syndicats & asso de design francophones, j’ai créé ce site pour les recenser : http://designandhuman.com/designfr/
Concernant les changements structurels, je partage ton avis, je me questionne cependant sur les changements à l’échelle individuelle et à celle du collectif, curieux de savoir ce qui coince chez certains designers, si tu as des pistes, je suis preneur !
Merci pour le lien !
Pour ce qui coince je pense que c’est la conception qu’on a tous du travail en général (en occident du moins) : Produire des richesses et trouver sa place sur le marché (pour simplifier extrêmement). Je me trompe peut-être ! Ou en tout cas j’oublie sûrement plein de paramètres que je ne maîtrise pas. Mais en tout cas l’action politique concrète est pour moi la meilleure alternative. Je suis très sceptique quant au pouvoir de convaincre les citoyens (et donc pour nous les designers) individuellement. Je suis déterministe et pour moi les citoyens agissent dans le cadre sociétal selon leur éducation, les valeurs qu’on leur a transmis et l’idéologie dominante (qui est celle du libéralisme économique entre autres). Après nous avons tous une part d’individualité je le reconnais, donc d’autres modes d’actions peuvent sûrement être mis en place en ce sens mais je n’y crois pas trop… Trop pessimiste peut-être 😶