Tout à l’heure, j’ai tweeté cette pensée et puis je me suis dit que je voulais la développer dans un article.

« Je reçois de plus en plus de mails de designers qui veulent quitter leur grande boîte pour faire des projets qui ont du sens, un impact. »

Oui, je reçois régulièrement des coups de téléphone, des mails de personnes – souvent des designers ou des jeunes diplômés en design – qui souhaitent échanger avec moi car ils se posent des questions sur leur activité. Alors on prend un café, ils passent dans mon atelier, on se pose, on discute, on se raconte nos métiers et notre vision de la vie. Parce que pour certains d’entre nous (et c’est mon cas), avoir pour métier le design, c’est être passionné, c’est faire ça pour payer ses factures, pour apprendre, pour le plaisir, mais aussi pour s’exprimer, pour créer des choses qui nous donnent l’occasion d’agir sur le monde, d’être au monde en quelque sorte.

Le design, un drôle de métier où chaque fois l’on plonge dans une culture nouvelle.

En général le schéma de ce raisonnement est souvent le même :

  1. Je suis DA / UI – UX designer dans une grande entreprise / une startup / une PME
  2. J’ai un bon poste / je gagne bien ma vie / c’est une boîte réputée
  3. Cependant, je sature des processus de travail / des sujets commerciaux et marketing / ce que je fais ne sers à rien
  4. Je me sens inutile / ennuyé / pas en accord avec mes idéaux / je culpabilise quand je travaille
  5. Je veux changer mais j’ai peur de ne pas retrouver mon salaire / de ne pas avoir de boulot / de ne pas y arriver
  6. On peut en parler ? Comment tu fais de ton côté ?

Et voici mes débuts de réponse.

Tout d’abord, il faut savoir que je n’ai jamais accepté de CDI & CDD depuis plus de 10 ans que je bosse tout simplement parce que j’ai toujours eu peur de perdre une certaine liberté et puis parce que j’aime vraiment travailler sur plusieurs projets très différents en même temps. Donc avant de répondre quoique ce soit, je ne sais pas ce que c’est que d’avoir plus de 2000€ de salaire chaque mois, un job (plus ou moins) assuré dans lequel on travaille de 10h à 19h chaque jour et où l’on a parfois des RTT qu’il faut négocier avec son patron. Je n’y connais rien. Ensuite, il faut savoir qu’au début, il faut bien commencer à travailler, donc avant même de se lancer dans du design social, humanitaire, engagé, utile, que sais-je encore, il faut essayer de s’en sortir un minimum. Sinon, difficile d’aider les gens et de choisir ses projets, quand on galère déjà au quotidien. J’essaye de faire passer ce message à mes étudiants qui débutent.

Une question vient ensuite : pourquoi se dit-on que l’on a envie de trouver un autre boulot qui a plus de sens, qui correspond à nos valeurs ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi travailler doit avoir du sens ? Chacun possède ses réponses. Pour ma part, le travail est synonyme d’effort, d’engagement et d’implication personnelle. J’y consacre presque toutes les heures de ma vie, alors je me dis autant que ça serve à quelque chose. Autant que ça puisse aider mes amis, ma famille, mes proches mais aussi – et surtout – des gens qui en ont vraiment besoin, des gens qui n’ont que faire du design, qui ne savent même pas que ça existe et pour qui ça n’est même pas un sujet. Au fond, je me demande sans cesse en quoi je peux être utile et pour qui. Et j’aime bien ça.

« Coucou, nous sommes des dizaines de projets à réaliser… »

Et financièrement, comment on fait ?

C’est la question qui tue, et il n’y a pas de miracle, en tant qu’indépendant, je cherche à travailler pour des clients avec qui mes valeurs résonnent, avec qui on se retrouve (approche centrée sur les usages, les utilisateurs, les citoyens, les humains, valorisation environnementale, impact social positif, dans le domaine du libre, etc.) ou avec d’autres clients qui aimeraient changer un peu et qui sont intéressés par la démarche que je propose et les engagements et limites que j’impose. Non, on ne travaillera pas pour des mines, non on ne travaillera pas pour rendre les utilisateurs esclaves, ni pour les arnaquer, ni pour voler leurs données, etc. Évidemment, je ne me suis pas toujours posés toutes ces questions, je les découvre au fur et à mesure, petit à petit et c’est passionnant. À côté de cela, avec les bénéfices gagnés, je crée des projets « à perte » comme pourrait le dire un économiste, c’est à dire des projets qui ne me font pas gagner d’argent et qui en dépensent. Mais ce sont des projets dans lesquels j’estime qu’il y a un intérêt social, un enjeu positif, même très modeste. De toute façon, je ne cherche pas à changer la face du monde à moi tout seul. C’est par exemple l’appli Refugeye, le site Designeuses.fr, L0w C1ty, DesignFR, Datassemblée, Refugees.tools, Hacker Citizen, Hackstock_, Sur-Ecoute, etc.

Le job parfait n’existe pas.

Concrètement voici plusieurs points d’actions que j’ai trouvé pour avancer :

  • Je consacre environ deux jours de la semaine sur des projets de design non rémunérés
  • J’essaye de ne pas rester sur une seule thématique d’action, j’aborde différents problèmes / enjeux sociaux qui me touchent d’une façon ou d’une autre
  • Je ne cherche pas à avoir des revenus toujours plus élevés
  • J’essaye de rencontrer et d’échanger avec les gens qui veulent bâtir, construire, faire avancer les choses.
  • Je n’accorde pas de temps aux personnes négatives qui cherchent sans cesse à freiner les autres
  • Je dis systématiquement « non » aux projets qui ne portent pas ou vont à l’encontre de mes valeurs
  • J’ai créé un tableau avec toutes mes idées de projets d’engagement à accomplir. Je les réalise au fur et à mesure
  • J’ai créé mon atelier de design en 2012, je l’ai nommé Design & Human pour porter ces valeurs et rassembler mes projets
  • Je ne cherche pas à avoir un impact gigantesque sur des millions de personnes. Je préfère une petite action concrète et utile aux gens plutôt qu’une action énorme qui ne touche personne

Par quoi commencer ?

Avant même de se dire que l’on veut quitter sa boîte ou tout plaquer, il faut voir si avec sa propre pratique, il est possible de faire autrement. Avec tel ou tel poste dans une entreprise, est-ce que je peux changer certaines choses de l’intérieur ? Modifier les sujets des projets, aborder des sujets qui vous tiennent à cœur pendant les réunions : de féminisme ? De respect de la vie privée ? D’écologie ? D’aide sociale ? De répartition du temps de travail ? Et si on essayait deux jours par mois de faire don de notre temps ? Et comme il n’y a pas « une seule éthique » ou « un seul design social », il est intéressant de trouver sa propre définition, de trouver son propre champ d’action. Qui je souhaite aider ? Comment ? Qu’est-ce que je sais faire ? Comment j’arrive à trouver un équilibre. Parce que si l’on veut faire ça sur du long terme, c’est aussi une question d’équilibre.

J’ai écrit cet article pour résumer un petit peu ce que je dis aux designers qui sont dans ce cas et qui me contactent, qui se posent ces questions. Enfin, c’est grâce à ce mouvement que j’ai bon espoir pour le design, pour son autonomie, ses valeurs, sa démarche d’engagement. Je suis également curieux d’avoir vos propres retours d’expérience, vos propres questionnements sur le sujet car ça n’est évidemment pas un domaine réservé au design, j’imagine que tous les métiers sont touchés par ces questions.




6 commentaires

  1. Merci merci et re-merci pour cet article très inspirant !! J’ai quitté mon boulot il y a quelques mois et je suis passée par exactement toutes les étapes décrites, y compris celle de vouloir changer les choses de l’intérieur ! Aujourd’hui j’essaie de travailler de manière de plus en plus collaborative (je suis dans une coopérative d’activité) pour des projets porteurs d’un avenir positif, celui en lequel j’ai envie de croire. Je pense que le déblocage se fait quand on s’est affranchis de la question de l’argent et de toutes les peurs dont notre société est faite (peur que les choses bougent, peur du chômage, peur de l’instabilité, peur du rejet des autres et de sa famille parfois…).

  2. Bonjour
    Pas un habitué des commentaires laissés ici et là mais un ami m’a envoyé vers l’une de vos pages.
    Me suis aperçu que j’avais déjà lu chez vous quelques notes intéressantes.
    Me suis dit qu’un mail d »encouragement/remerciement serait toujours le bienvenu.
    Merci donc pour les bouts d’humanité et d’attention que l’on entrevoit ici.
    Signé : un graphiste qui se reconnait très fort dans certaines de ces lignes, ce qui ne l’empêche pas de se demander encore (après 25 ans d’activité) s’il doit quitter ou non sa propre boite.

  3. Bonjour,
    Je confirme que ces questionnements ne sont en effet pas uniquement réservé au domaine du design. Dans mon cas, c’est le développement Web 🙂 et le seul « gros » frein qu’il me reste à surmonter est l’impact sur mon salaire 🙁 C’est peut-être une question de temps pour continuer d’évoluer, accepter et adapter sa vie.
    Sinon, franchement, j’ai été bleuffé par cet article et je m’y retrouve bien.
    Bravo en tout cas à ceux qui sont parvenus à passer le cap! … ce n’est malheureusement pas évident de faire le choix d’être en phase avec ses valeurs… Mais il paraît que choisir, c’est aussi renoncer …

  4. Hello,

    je ne suis pas du tout dans le graphisme ou autre (mais j’adore ça) et je me retrouve aussi là dedans.

    Merci pour ce témoignage !

  5. J’ai enfin pris le temps de lire cet article : Merci Geoffrey !

    Effectivement c’est le mal de toute notre génération, avoir un travail qui a du sens, et ça s’applique aussi aux designers.

    Ces pistes de réflexion sont pleines de bon sens et j’espère que chacun pourra les appliquer là où il se retrouve. 🙂


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.