La typographie comme outil de lutte contemporaine.

(ceci est un texte que j’ai écrit pour Typologie, le nuancier de la typo sorti en 2020 merci encore à Pierre-Yann Lallaizon)

En France, en 2021, le design est politique, ça n’est plus à prouver. Dans les manifestations, on retrouve depuis des années les écrits graphiques de Vincent Perrottet avec « Travaille d’abord, tu t’amuseras ensuite ! ». Il y a aussi Pierre Di Sciullo qui dessine avec ses propres caractères des mots forts : « Rien d’autre que le commerce » ou encore « Procrastination générale ! » pour inviter les citoyens à agir et réagir. Enfin, le récent projet « Les mots de trop » utilise le AW Conqueror de Jean-François Porchez et le Franklin Gothic sur ses affiches pour dénoncer les nombreuses discriminations en école d’art et de design. La liste des projets d’engagement par le design est longue et les designers s’arment de plus en plus des diverses formes du graphisme, territoire sur lequel la typographie appuie le feu de leurs propos.

Le reste est une question d’usage du design graphique : à quoi sert-il ? à qui sert-il ? Au travers d’un fil de pensée, voici un texte qui cherche à aborder l’usage de la typographie dans les luttes contemporaines.

Le dessin des mots pour le débat public

En 1793, Olympes de Gouges était guillotinée pour avoir placardé ses idéaux sous forme d’affiches typographiées dans les rues de Paris. En mai 1968, à Paris, l’atelier populaire des Beaux-Arts imprime en caractères rouges un immense « Les frontières on s’en fout ! » ou encore « Camarades ouvriers ! ». À ce titre, on pourrait aussi évoquer les affiches du collectif Grapus, avec ce rapport à la lettre peinte à la main, « La chienlit, c’est lui », « Retour à la normale », qu’on voit exister à la fois grâce aux techniques d’impression sérigraphique que par une volonté d’humaniser le graphisme, de briser la barrière typographique entre le lecteur et le créateur manifestant. Une vingtaine d’années plus tard, en 1987, Barbara Kruger, artiste conceptuelle américaine, utilise du Futura, simple, fort et radical et s’appuie ainsi sur les codes de la grande consommation pour en dénoncer les absurdités et les injonctions de tout un système. N’oublions pas non plus le manifeste publié dans Emigre en 1999. Intitulé “First Thing First” et rédigé Ken Garland, ce manifeste abordait l’importance de replacer la responsabilité du designer dans la société. Il terminait sur « Au fond, le design est avant au sujet de la démocratie […] et la résistance démocratique est plus que jamais vitale ».

Ces quelques exemples emblématiques rappellent que l’utilisation de la typographie comme outil de militantisme permet toujours de rendre indissociable la forme du mot de celle de la pensée, et nous rapproche ainsi du débat public.

Aujourd’hui.

L’utilisation de la typographie dans notre paysage contemporain persiste et signe comme outil de militantisme, de revendication et ce, dans un monde submergé de symboles et d’images publicitaires.

Dans la nuit 30 août 2019, dans les rues des villes de France, un nouveau format voit le jour suite à l’appel de Marguerite Stern, autrice et ancienne membre des Femen. Elle lance le projet de collages féminicides, dont l’objectif est de nommer et rendre hommage aux femmes mortes des mains de leurs compagnons. S’en suit une organisation graphique, un design typographique singulier où chaque lettre noire prend la taille d’une page blanche A4. Le contraste est là, le mouvement se répand, ces lettres deviennent symboles de lutte et de revendication.

Des mots qui semblent suffire à eux-même puisqu’ils ont le support et la forme adéquate qu’est la typographie, source d’histoire et de message.

Encore plus récemment, le mouvement politique Black Lives Matter né en 2013 aux États-Unis a pris une nouvelle ampleur au début de l’année 2020 et en a profité pour s’exprimer typographiquement d’une nouvelle manière : dans la rue, pour être vu du ciel. En effet, la maire de Washington a fait peindre le slogan “Black Lives Matter” en lettres jaunes massives dans une rue menant à la Maison Blanche en hommage aux victimes des violences policières. Un message puissant qui puise sa force dans la taille et la couleur de ses lettres, mais aussi dans son rapport à l’espace urbain : on lit les lettres d’en haut, mais on les vit d’en bas. On marche dessus, on y manifeste, on échange sur et à propos d’elles. Elles deviennent comme une extension physique de la rue, criante et expressive. Ces lettres dessinées pour être lues du ciel sont aussi une forme de message à destination des bureaux perchés dans les plus hautes tours, des caméras de surveillance ou encore des drones de surveillance. C’est ce dessin qui donnera ensuite lieu au caractère intitulé Black Lives Matter Font, dessiné par des militants et mis à disposition gratuitement et librement à tous les internautes.

Le numérique, support incontournable des luttes contemporaines

En effet, le numérique, un des supports de lecture les plus utilisés aujourd’hui n’est pas en reste. La typographie se réinvente et milite pour être accessible, gratuite et ouverte avec notamment toutes les fonderies open source dont Velvetyne est le fleuron français. Créée par Frank Adebiaye, cette fonderie n’est pas que libre dans les formats des fichiers qu’elle distribue mais aussi dans sa façon de concevoir ses caractères, le dessin des formes des lettres et l’audace des auteurs dans leurs engagements. Engagements que l’on a pu retrouver durant les manifestations pendant le mouvement contre la réforme des retraites, en décembre 2019 avec le site Artengreve.com ou encore la mise hors service de leur site officiel, et ce, pendant plusieurs semaines pour manifester leur mécontentement / l’extension de la grève.

Extension de la lutte : du numérique vers l’écologie

D’autres designers graphiques et typographes militent et œuvrent pour une lecture plus accessible et inclusive en réalisant des fontes pour les dyslexiques comme le Andika, l’open-dyslexic ou encore le Sarakanda. D’autres encore cherchent une façon de faire de la typographie qui demande moins d’encre lorsqu’elle est imprimée. C’est le cas du Ryman Eco dessiné par Dan Rhatigan de l’agence Grey London dont le corps de chaque caractère est constitué de lignes fines harmonieusement espacées entre-elles.

D’autres designers qui, eux aussi, militent pour préserver l’environnement et la biodiversité font preuve d’initiative afin de réduire l’impact carbone de la typographie sur Internet. En effet, depuis l’invention de la règle @font-face permettant d’utiliser n’importe quelle police d’écriture sur n’importe quel site Internet, l’usage s’est répandu progressivement pour devenir un incontournable. Aujourd’hui, certains sites Internet grand public affichent jusqu’à une dizaine de polices d’écriture différentes. Cela consomme des ressources puisqu’il faut charger depuis un serveur situé à l’autre bout de la planète, chaque fichier de police.

Pour remédier à cela, l’usage environnemental et militant fait que certains designers créent le graphisme de leur site en utilisant uniquement les typographies situées en local sur l’ordinateur des internautes, à savoir : l’Arial, le Times New Roman, le Georgia, le Verdana, etc. Un retour aux fondamentaux ? Un appauvrissement visuel ? Une autre façon de pratiquer un usage typographique éco-responsable ?

Questions

Et si demain vous deviez créer un site pour œuvrer à la préservation de l’environnement, utiliseriez-vous plutôt une typographie déjà en local sur la machine de votre utilisateur ? Ou alors serait-elle dessinée par un artisan typographe français qui place son travail en open-source ? Quelle police d’écriture serait à même de servir un propos en faveur des luttes féministes ? Comment pourrions-nous créer une police d’écriture inclusive plaçant des points médians au bon endroit sur les adjectifs et les noms et faire que chacun·e deviennent les ambassadeur·rice·s d’une égalité entre les femmes et les hommes ? Enfin, comment la typographie contemporaine, et les typographes qui s’y attellent, peuvent œuvrer à offrir des signes qui donnent du sens aux mots de celles et ceux qui ont un besoin vital de faire entendre leur voix ? La bonne nouvelle, c’est qu’il y a encore énormément à faire… et la nouvelle encore plus bonne c’est que de nombreux designers deviennent sensibles au sujet et s’y attèlent !




3 commentaires

  1. Bonjour,
    Merci pour cet article ! Il serait intéressant de creuser sur l’effectivité de l’impact de certains de ces projets au-delà du déclaratif. Est-ce que ces typographies ont réellement été utilisés, par qui, pour quoi ? L’intention ne me semble pas suffisante pour déterminer qu’une typo à un impact politique. Est-ce que la fresque sur le sol de Washington commandée par le maire est si puissante politiquement alors qu’elle ressemble beaucoup à une opération de communication puisqu’elle est proposé par celui qui a une partie du pouvoir pour réformer/abolir la police auquel le mouvement s’oppose ?

    Il me semble juste avoir vu une petite erreur, art en grève ne s’est pas constitué pendant le mouvement des Gilets Jaunes mais pendant le mouvement contre la réforme des retraites, le 5 décembre 2019, comme l’indique la capture d’écran du site qui est dans l’article. Et l’arrêt de Velvetyne me semblait plus que là pour exprimer un simple mécontentement, c’était une manière de pratiquer la grève, en solidarité avec le mouvement massif de grève dans toute la France.


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